"Histoire des Rroms : une mise à jour" de Marcel Courthiade
Page 1 sur 1
"Histoire des Rroms : une mise à jour" de Marcel Courthiade
"Histoire des Rroms : une mise à jour" de Marcel Courthiade
http://www.sildav.org/qhistoire-des-rroms-une-mise-a-jourq-par-marcel-courthiade
http://www.sildav.org/qhistoire-des-rroms-une-mise-a-jourq-par-marcel-courthiade
Ce n'est plus un secret d'érudits : chacun sait désormais que le peuple rrom provient de la moyenne vallée du Gange, en Inde du nord, même s'il ne s'est constitué comme tel que plus tard, en Asie Mineure, alors sultanat de l'empire seldjoukide (1071-1307). La cité d'origine des Rroms, Kannauj – à 400 km en amont de Bénarès, avait été capitale politique au 7e siècle sous l'empereur Harsha puis était restée jusqu'en 1018 épicentre culturel, artistique et spirituel de l'Inde, objet de convoitise entre les puissances de l'époque – Palas, Pratiharas et Raśtrakutas : le "triangle de Kannauj". C'est en automne 1018 que le sultan afghan Mahmoud, plutôt habitué à piller les régions limitrophes de son pays, s'enfonce dans le Madhyadeś et prend, pille et brûle Kannauj. Surtout il déporte vers sa bourgade aride de Ghazni presque toute la population, soit "53.000 hommes, femmes et enfants, pauvres et riches, clairs et sombres de teint, par familles entières" – comme le rapporte son secrétaire particulier, Abu Naser al-'Utbi dans ses mémoires. Divers recoupements indiquent qu'il recherchait surtout des artistes et des artisans car il rêvait pour Ghazni le rang de "capitale du monde". Parmi les déportés, toutes varnas [castes] comprises, il y avait aussi des guerriers, apparemment rajpoutes (anciens envahisseurs d'Asie centrale vaincus et rituellement intégrés par groupes aux kśatria). N'oublions pas qu'en Inde "en un même lieu et temps, les soldats combattent et perdent la vie, tandis que les laboureurs labourent hors de péril" comme le notait déjà Strabon.
L'unité frappante de l'élément indien dans tous les parlers des Rroms indique sans conteste un espace d'origine peu étendu. Le maintien de cette langue pendant près de mille ans d'exil dénote un niveau élevé de culture au départ (le mot Rrom "1. membre de l'ethnie rrom; 2. mari, époux" vient d'ailleurs du sanscrit Rromba "percussionniste, musicien, bayadère, artiste"). De plus, les archaïsmes partagés par le rromani avec les langues de l'Inde et les innovations qui l'en distinguent font remonter la séparation aux environs de l'an 1000. La déportation massive de 1018 est le seul événement connu rendant compte de ces trois traits.
Une fois en Afghanistan, les Kannaujia furent incapables (ou refusèrent) de s'adapter à l'art musulman sunnite (même si leurs architectes y construisirent la plus vaste mosquée du monde de l'époque) et furent vendus à des notables du Khorassan, opulente partie nord du sultanat de Mahmoud. A la mort de celui-ci en 1030, des troubles éclatent dans la région et les notables s'allient dès 1040 avec les envahisseurs seldjoukides. Ils sont suivis de leurs ghulams, militaires non libres, en grande partie indiens de Kannauj qui, comme chez Strabon, combattent sans état d'âme, tout bonnement parce que c'est leur dharma – leur prédestination. Marchant vers l'Ouest, ils prennent Bagdad aux Bouyides en 1055 puis Manzikert (Malazgırt, près du lac de Van) en 1071 des mains des Byzantins. La majorité des envahisseurs seldjoukido-khorassano-indiens s'implante en Asie Mineure mais un contingent poursuit sur Jérusalem qu'il conquiert contre les Egyptiens fatimides (et chiites), soulevant un vent de panique qui atteint le Saint Siège. Le Pape Urbain II prêche alors la première croisade en novembre 1095. En juillet 1099, les Croisés font tomber Jérusalem, qu'entre temps, en 1098, les Egyptiens avaient repris aux Seldjoukides, chassant ceux-ci du commandement, mais gardant la troupe, appelée en latin d'époque Angulani – qui est l'adaptation de al-ghulami. La Gesta francorum précise curieusement que ces "Sarrasins" dits Angulani jurent sur tous leurs dieux ! Ces polythéistes sont donc indiens. Dans le massacre général que l'on sait, les Croisés ne distinguent pas les ethnies de la troupe et de l'état-major – si bien que les Indiens deviennent "égyptiens" [Aigypt(an)i], un nom qui restera accolé aux Rroms sous les formes de Gipsy et de Gitano, mais aussi de Yiftos en grec.
La majorité toutefois était restée en Asie Mineure, désormais sultanat seldjoukide de Roum (litt. "des Grecs"), où le persan était langue officielle tant pour les autochtones (Grecs, Arméniens, Kurdes, Alains etc.) que pour les nouveaux venus. Les Grecs locaux, qui avaient connu jadis la secte des Atsingani (VI-XIèmes s.), étendent par analogie le nom de Tsingani aux Indiens fraîchement arrivés. Le mot disparaît ensuite du grec local mais le grec administratif le transporte en Roumanie. Par ailleurs, Venise entamant des relations commerciales avec le sultanat de Roum, des groupes de Rroms rejoignent les enclaves vénitiennes de Chypre, la Crète, Nauplie, Méthone, les îles ioniennes et Raguse, puis sans doute Venise. Ils y colportent le nom d'Egyptiens, qu'ils perçoivent comme une simple traduction locale du nom de Rrom qu'ils se donnaient.
C'est au début du XIVème siècle, avec l'extension des Ottomans sur toute l'Asie mineure, que commence le second exode massif, celui qui devait conduire les Rroms dans toutes les terres européennes. Arrivés dans les Balkans, la majorité s'y implante, apportant des savoir-faire utiles aux populations rurales. Les autres entrent sur les terres de l'empereur Sigismond I, roi de Bohême et de Hongrie, qui leur délivre des sauf-conduits – ce qui les fait appeler "Bohémiens". Là encore une majorité s'installe dans le bassin carpatique et ceux qui poursuivent s'établissent aux abords de la Baltique. Tous continuent de se désigner comme "Rroms" entre eux et de parler le rromani – une langue avec quelque 900 racines indiennes, 220 grecques, 30 arméniennes et 60 persanes (intégrées en Asie mineure) mais enrichie par la suite de mots nouveaux, slaves, roumains ou hongrois, souvent pour désigner des réalités locales.
Pourtant une partie des Rroms continue de circuler, notamment vers l'Ouest, où des expulsions récurrentes et autres persécutions entretiennent le mouvement de leur population, donnant naissance à l'image du vagabond nécessiteux et importun. Certains restent des siècles dans les zones de langue allemande : ils se désignent comme Sintés (plus connus en France sous le nom de Manouches) et représentent environ 2 à 3% de l'ensemble; leur langue est si germanisée que l'intercompréhension avec les autres Rroms est quasi impossible (sauf pour des sujets simples de la vie quotidienne faisant appel à un vocabulaire réduit). D'autres, près de 10%, atteignent la péninsule ibérique et tombent sous le coup de mesures d'assimilation draconiennes : ils se désignent Kalés mais les autres les appellent Gitans. Ils perdent l'usage du rromani, considéré par les autorités comme langue du diable pour tromper les chrétiens et n'en gardent qu'une centaine de mots constituant un lexique de connivence, le kalò. Les autres, qui se reconnaissent sous le nom de Rroms, sont donc près de 90%, mais les Sintés et Kalés qui reviennent à ce nom ancestral sont de plus en plus nombreux, surtout en Espagne.
Avec l'extension de l'empire ottoman dans les Balkans, nombreux sont les Rroms qui franchissent le Danube à la recherche d'une vie meilleure dans les principautés de Munténie et de Moldavie. Or, ne possédant bien entendu pas de terre, ils font eux-mêmes office de "terre" en termes fiscaux et deviennent objet d'échange pour les revenus qu'ils apportent, ce qui les transforme de facto puis de jure en esclaves, achetés, vendus, offerts, troqués, joués au jeu, laissés en gage ou en héritage… Dépourvus de personnalité juridique, ils ne peuvent ester en justice, donc porter plainte et, pour leurs actes, ils sont sous la tutelle de leur propriétaire qui répond d'eux pénalement mais rend aussi sa justice sur eux. Celui-ci dispose à son aise de leurs pauvres biens, y compris enfants et famille – ce qui psychologiquement anéantit toute notion de projet de vie. Cet état de chose durera jusqu'en 1848, lorsque les révolutionnaires roumains abolissent l'esclavage – celui-ci sera presque aussitôt restauré par les occupants russe et turc et durera jusqu'en 1855 en Moldavie et 1856 en Munténie. Les anciens maîtres seront indemnisés mais des centaines de milliers d'affranchis se retrouveront à errer sans pain, terre ni toit. Beaucoup vont alors émigrer vers l'Autriche-Hongrie, la Russie et l'Occident – constituant une population longtemps mobile.
A travers ces siècles d'état sub-humain, les Rroms ont gardé leurs coutumes et leurs valeurs, leur organisation sociale (notamment la kris ou droit coutumier), leur langue et leur musique bien vivantes, leur identité et leur dignité mais ils ont perdu une bonne partie de leur culture orale. C'est dans ce contexte que le mot de grec administratif tsingan est d'ailleurs passé en roumain sous la forme ţigan et a pris le sens d'esclave. Bien moins nombreux que les Rroms, des membres d'une population autochtone latinisée de Serbie du sud (l'antique Moesia superior) sont venus comme les Rroms en Munténie, ils y ont été comme eux réduits en esclavage et ont donc été baptisés "tsiganes" – ce sont les ancêtres des Rudars ou Băieşi (Beás) et ils parlent moéso-roumain. C'est de Roumanie que le mot tsigane a diffusé un peu partout – compris comme ethnique alors qu'il désignait un statut.
Les Rroms des autres régions balkaniques et carpatiques furent pour la plupart relégués dans les milieux ruraux les plus arriérés, là où leurs professions étaient utiles, ce qui a très sévèrement dégradé leur héritage culturel, effaçant presque toute trace du patrimoine indien – sauf la langue. Un équilibre s'établissait avec les populations locales, qui certes rechignaient à fraterniser trop cordialement avec les nouveaux venus mais entretenaient avec ce mal nécessaire des relations de travail, voire de (bon) voisinage. Pourtant, les Rroms qui s'établissaient en ville, que ce fût en Autriche (puis Autriche-Hongrie), en Russie ou dans les pays baltes, et notamment les musiciens, gagnaient très vite le respect, voire l'affection de la noblesse. Tous les empires, par essence multiethniques, étaient bien plus hospitaliers que les États occidentaux qui se prétendaient "nationaux" (au sens ethnique). Autre différence radicale : le teint des Rroms passait inaperçu dans les Balkans, dont la population, sombre de peau dans l'antiquité, avait été éclaircie avec l'arrivé des Illyriens, des Slaves, des Grecs, des Daces, des Wisigoths etc. – mais aussi des Rroms. Au contraire, parmi les populations d'Allemagne et de France, puis d'Angleterre, leur teint les fait cataloguer de "noirs et laids" par des badauds simplets et crédules quant à la noirceur-laideur du diable et du péché. Il est remarquable d'ailleurs que l'ethnotype basané ait été source d'inspiration pour les peintres puis les photographes, qui de fait l'ont largement construit : il était en effet absent des premiers portraits (tapisseries de Tournai, Caravage, Boccacino et autres) mais il s'est peu à peu imposé jusqu'à la caricature dans le choix des artistes. Pourtant bien des Rroms sont très clairs, et ceci pas forcément dans le nord de l'Europe – ainsi dans le Kiskunság par exemple ! Le teint sombre provient au moins autant d'intermariages avec des autochtones des Balkans que d'un atavisme indien !
A leur arrivée, les Rroms sont d'abord bien accueillis en Occident, surtout par la noblesse qui soupçonne en eux des pairs chassés d'Orient et contraints à l'exil par une cause de force majeure. Puis vers l'an 1500 tout bascule : si les nobles entretiennent souvent avec eux des liens privilégiés, les hautes autorités de cour et d'Église laissent se perpétrer sans entrave toutes les violences plus ou moins inévitables de la populace contre les "noirs étrangers". C'est un signe d'encouragement pour les xénophobes. A ceci s'ajoutent des mesures d'assimilation forcée, de bannissement, de flagellation, de pendaison, de séparation des familles avec envoi des hommes aux galères et enfermement des femmes et des enfants dans des hospices – pour le seul "fait d'être bohémiens". La "Déclaration contre les Bohèmes" de Louis XIV en 1682 en est un exemple : seulement 3,2% des Rroms aux galères avaient commis un délit… Tout ceci va croissant, tout comme la violence populaire. En réalité si cette dernière éclate d'un bout à l'autre de l'Europe, ce n'est qu'en Occident qu'elle est doublée de répression d'État – et à ce titre le Sejm de Varsovie est très occidental avec son décret d'expulsion des "Tsiganes ou personnes inutiles"… L'inhumanité des persécutions s'accompagne bien souvent d'absurdité, comme lorsque sur le conseil de l'évêque Tablada, Ferdinand VI de Castille fait enfermer le 30 juillet 1749 tous les Gitans "race maléfique, odieuse à Dieu et pernicieuse aux hommes" – en ayant demandé l'aval du pape mais sans avoir prévu de suite à cette rafle : ni procès, ni locaux, ni alimentation…
A l'est de l'Europe, on observe des accès de violence, parfois meurtriers (en 1710 et 1782 en Hongrie, sur rumeur de cannibalisme), mais il ne ressort pas de la documentation conservée que la répression relève de l'appareil d'État – en effet, si les autorités tolèrent ces crimes, elles ne prescrivent pas non plus de persécutions – de son côté, l'esclavage institutionnel dans les principautés danubiennes était un mécanisme économique et fiscal, ne relevant pas de la répression proprement dite. C'est aussi en Occident que les Lumières ouvrent un nouveau système de pensée, qui se veut certes libérateur mais se fonde sur un modèle occidental unitaire des valeurs et considère donc les Rroms comme des dépravés : Diderot, l'abbé Prévost, l'abbé Mallet ne parlent guère que de gueux errants, de vagabonds et libertins, qui vivent de larcins et de filouterie, dont le talent est de chanter, danser et voler, déguisés sous des habits grossiers, qui se barbouillent le visage et s'inventent un certain jargon, de fripons qui volent et pillent… tandis que pour Voltaire, il s'agit de prêtres d'Isis dégénérés… Ce regard ne peut qu'encourager les souverains éclairés, comme Marie-Thérèse d'Autriche ou son fils Joseph II, à intervenir pour délivrer ces vauriens de leur état infâme, par exemple en retirant les enfants à leurs parents pour les confier à des villageois censés faire d'eux de "nouveaux paysans" – moyennant une allocation de 18 forints. Un premier rapt massif a lieu près de Bratislava le 21 décembre 1773 et un second à Studené le 24 avril 1774, mais c'est un échec : les enfants retrouvent le chemin de leurs foyers… Cette vision est générale puisque, pourtant bien loin des Habsbourg, un socialiste utopique, le fouriériste roumain Théodore Diamantis, va fonder en 1835 à Scăieni près de Ploieşti le deuxième phalanstère au monde, avec un personnel pour moitié rromani, projet établi sur la même perception raciste, qu'il exposera sans détours après l'échec de l'expérience dans une lettre de 1841. Les bonnes intentions conduisant à des perversions ne sont pas rares dans l'Histoire – comme dans l'actualité.
La compassion portée par l'impératrice d'Autriche à ses pauvres tsiganes stimulera l'intérêt des érudits. C'est en effet à cette époque que le premier vrai travail scientifique sur ce peuple paraît à Vienne : c'est l'œuvre du minéraliste et horticulteur slovaque Samuel Agoston, dit ab Hortis, qui publie en 1775 la découverte de l'origine indienne des Bohémiens. Bien des légendes entourent cet épisode : en réalité, selon au moins six documents antérieurs, les Rroms avaient souvenance de leur ancienne patrie, mais ils ne furent pris au sérieux que dans le contexte de la commisération habsbourgeoise et de la découverte, à l'autre bout du monde, de la parenté des langues indo-aryennes avec les langues classiques d'Europe, ce qui attisait l'intérêt pour tout ce qui avait trait à l'Inde. On raconte qu'un certain Vályi István aurait noté 1200 mots recueillis aux Pays-Bas auprès de condisciples malabarais (tout simplement indiens – en fait Sri-Lankais), mots que les Rroms de Hongrie auraient compris "sans embarras ni hésitation". Il s'agit bien sûr d'une légende et dans la réalité la fameuse découverte tient à tout autre chose : la confusion entre le nom des Sri-Lankais dans leur langue, Singhala, et le mot "tsigane" lui-même lors d'une conversation tenue en latin vers 1755 entre des Indiens et l'étudiant hongrois, sans doute un jeune Száthmár. La comparaison des vocabulaires, sur la base de lexiques écrits, n'interviendra que plus tard. Marsden, Rüdiger et d'autres arrivent chacun de son côté à la même conclusion, ce qui montre que l'idée d'une origine indienne était dans l'air et qu'elle circulait encore, au moins de bouche à oreille, entre les érudits. Grellmann tentera par la suite de s'approprier la paternité de la découverte, mais la mise à jour récente à Bratislava d'un exemplaire de l'étude de Samuel Agoston relativise son rôle. C'est aussi Grellmann qui, s'inspirant de similitudes trompeuses, rattachera les Rroms aux intouchables de l'Inde.
Avec le XIXème siècle, et dans le sillon des Lumières, tous les discours se chercheront une justification par la raison, de manière parfois authentique et parfois spécieuse. C'est l'époque où le racisme devient "scientifique", où l'indiscutable "supériorité européenne" et blanche triomphe. Bien entendu, l'anti-tsiganisme, nourri de nouvelles convictions, intègre le panthéon des évidences, avec les répercussions que l'on sait dans les pratiques policières. Ainsi la Bavière vote sa première loi nommément anti-tsigane en 1886 et dès 1889, il en est voté une par an. Une Zigeuner-Zentrale, destinée à combattre la "plaie tsigane", est fondée en 1899 à Munich et son directeur, Alfred Dillmann publie en 1905, sur commande de la Direction royale de la police, son sinistre Zigeuner=Buch : sous la forme d'un catalogue de près de 5.000 Rroms d'Allemagne, ce volume – vendu assez cher au lecteur, trace la voie aux nazis par son argumentation "scientifique" de la lutte contre la "douloureuse peste tsigane". En fait, l'argument essentiel est "l'absence de pureté raciale des Zigeuner". Dès le 20 mars 1885, la France avait de son côté organisé un recensement général des Bohémiens, prélude aux lois de 1889, 1897 et 1912 qui leur imposera un régime comparable à celui des repris de justice (carnet anthropométrique, visa hebdomadaire etc.). Il serait vain de détailler ici les mesures répressives des pays voisins mais leur rythme s'accélère un peu partout sous tous les prétextes de la raison : sécurité, hygiène, gestion des sols, prévention des délits etc… pour arriver de proche en proche à la déraison nazie. Or, nous avons ici une thématique qui dépasse et de loin le cadre de ce rappel historique. Non seulement le parti nazi, mais les autres aussi (à défaut d'un pluralisme d'opinion il existait un pluralisme formel), étaient largement d'accord pour débarrasser l'Allemagne des Rroms. Il s'agissait bien entendu d'une manœuvre pour capter les faveurs de la populace, hostile depuis longtemps à ce peuple, mais une contradiction théorique entravait les plans de persécution : en effet, l'origine indienne des Rroms associait ceux-ci à l'idéal racial aryen imaginé par les nazis. Pour dépasser cet obstacle, la propagande reprit donc l'allégation de Grellmann, martelée par les Britanniques depuis leur invasion de l'Inde, et selon laquelle les Rroms auraient été issus d'intouchables indiens, donc de non-aryens. Pourtant, cette thèse ne convenait pas à Himmler qui croyait en l'existence de Zigeuner de "race pure" et fit signer par le SS-Gruppenführer Arthur Nebe en octobre 1942 une ordonnance de protection de ces derniers – en l'occurrence le groupe des Laleri de Prusse, dont le nom signifie en rromani "muets" et n'est autre que l'adaptation de l'ethnonyme slave niemiec, nemac, d'où német "allemand"; malgré leur caractère de Zigeuner allemands de race pure, ils furent finalement massacrés. On le voit, l'accusation de Dillmann sur l'impureté raciale des Rroms, souillés de sang tchèque, était un prétexte de rechange des nazis pour justifier le génocide et les Mischlinge ou métis étaient particulièrement pourchassés. Enfin, les "recherches sur l'hygiène raciale" des pseudo-médecins nazis rejoignaient les insultes candides des Lumières, faisant des Rroms des parasites et des délinquants – ajoutant au tableau que leur atavisme rendait vaine toute éducation.
Pour ce qui est du sort du demi million de Rroms directement assassinés et des survivants broyés à vie, peu de chose le distingue de la Shoah des Juifs. Rappelons ici que pratiquement tous les pays d'Europe ont participé, d'une manière ou d'une autre, au Samudaripen, le génocide des Rroms.
Après guerre les pays de l'Est rejoignaient l'Union soviétique, et avec elle son idéologie ambiguë sur les Rroms : d'une part une certaine reconnaissance de la langue et de l'identité de ce peuple – quoique de manière peu réaliste, d'autre part le traitement des Rroms comme un résidu des plaies du passé, appelé à disparaître avec la victoire du socialisme sur terre. Quoiqu'il en soit, ces pays héritaient d'une certaine acceptation des Rroms, meilleure qu'en Occident, ce qui facilitait à ces derniers l'accès à l'instruction et à l'affirmation sociale – dans un contexte égalitaire qui jugulait le plus gros du racisme. Des exactions ont été perpétrées contre les Rroms : on pense aux bains forcés en Hongrie, au démantèlement des quartiers rroms en Bulgarie, aux entraves spécifiques à la circulation en Pologne, à la mise en longue maladie fictive des ouvriers rroms en Tchécoslovaquie pour les écarter de la société, mais dans l'ensemble les Rroms ont partagé le sort de la population majoritaire des classes simples – bénéficiant parfois de la même discrimination positive. Tout change avec la chute de ces régimes et ce qu'on appelle la "transition". Les Rroms catalysent alors la violence et le racisme résurgents. Dans les années '90, les terres sont restituées aux anciens propriétaires, ces paysans qui avaient fait leur exode vers les centres industriels du communisme. Or les Rroms ne possédaient rien avant guerre et ils se retrouvent sans terres ni travail agricole, ayant perdu leurs anciens métiers – en tout état de cause inadaptés à la nouvelle économie, sans formation et rejetés de l'emploi, des logements, du système de santé, des prêts pour monter une entreprise etc… tout cela par des mécanismes forts subtils d'exclusion – bien cachée sous des protestations de compassion à leur égard et dans un système de corruption généralisé qui gangrène tout particulièrement les ONG, longtemps considérées au-dessus de tout soupçon. Malgré tout, ce n'est pas partout l'enfer et nombre de Rroms vivent bien dans ces pays : on pense à ceux qui poursuivent une vie "normale" acquise à la faveur du communisme mais aussi à ceux qui, comme les Gabors de Roumanie, conjuguent traditionalisme assumé et activité commerciale de type moderne. Une bonne moitié des Rroms vivent bien – mais on les voit peu. Les plus visibles sont les plus exclus, d'autant que l'approche du tout social accuse les traits négatifs de cette population et renforce le cercle malin de l'exclusion. Le gaspillage inutile de millions d'euros, dans des programmes conçus sur le papier sans connaître la réalité de terrain et donc voués d'avance à l'échec, induit des réactions de colère dans la population majoritaire, laquelle se débat elle aussi dans un système sans pitié et ne vit pas toujours mieux que ceux qui sont censés profiter des subsides – mais dont une infime partie leur parvient. Il ne s'agit donc pas de la fatalité d'une ethnie "éternellement détestée" comme le prétendent les médias, mais des conséquences d'un refus institutionnel de déconstruire la perception hostile, hélas humaine et en partie importée d'Occident, que les autres peuples ont des Rroms, voire d'identifier ce sujet tabou. Au lieu de le reconnaître, de l'analyser et d'élaborer sur cette base une stratégie de "réhabilitation" des Rroms qui, si elle était voulue, ne prendrait guère plus de temps que les campagnes visant à modifier le comportement au volant ou l'usage public du tabac, instances européennes, gouvernements, fondations et ONG ont longtemps misé sur des projets sociaux à court terme – rythmés selon le temps électoral et non celui des changements sociétaux. Le problème reste grave, non pas tant en raison des violences locales, indéniables, mais bien plus d'une certaine tolérance institutionnelle à des réminiscences de discours d'avant-guerre, de l'imposition dans le domaine rrom de normes dont on a ailleurs observé l'échec, de la distance (physique et mentale) entre les décideurs et la réalité de terrain, d'une confiance exagérée dans des "leaders" rroms, plus ou moins autoproclamés. Ces derniers sont eux-mêmes bien des fois déconnectés du milieu rrom, auquel ils sont souvent moins loyaux (parfois sans même s'en apercevoir) qu'ils ne sont soumis aux directives de l'establishment – allant jusqu'à des attitudes anti-tsiganes déguisées. Mais tous les peuples ne souffrent-ils pas de leurs petits chefs ? A ceci s'ajoute l'illusion, naïve ou contrefaite, que l'antitsiganisme serait globalement moins présent chez les Rroms que chez les autres ; hélas, ce racisme, toutes formes confondues, est fort bien partagé par tous...
Il faudrait bien plus d'espace pour parler de la contribution rromani à l'Europe du passé et celle d'aujourd’hui, en termes non seulement de musique, mais aussi de remise en question de fausses évidences qui entravent la pensée dominante, de création littéraire et plastique, de stratégie de liberté vis-à-vis de toute territorialité, de médiation plutôt que de décisions autoritaires dans les conflits, de relation au travail valorisé en fonction du résultat et non de formalités routinières, de perception du temps, de l'humour et des liens affectifs – pour ne citer que les plus manifestes des traits qui se dégagent de la culture rromani d'aujourd'hui. Il est certain que mettre l'accent sur ce que des Pouchkine, des Tolstoï, des Arany Janos, des Budai-Deleanu, des Cervantès, des Tuwim, des Palamas et bien d'autres génies ont compris de cette culture serait bien plus fécond à terme que les systèmes mécaniques d'assistanat, dont on constate qu'ils aggravent le plus souvent la situation de ceux qu'ils avaient vocation de secourir. De même le mouvement politique rrom, même s'il est parfois discutable, voire manœuvré à l'occasion par des groupes extérieurs, aurait sans doute mérité d'être traité comme partie intégrante du présent aperçu historique et si nous y avons renoncé, c'est qu'une telle approche aurait exigé trop de détails et d'informations préliminaires. Mais les débats, les échanges et les films prévus dans cette manifestation commune permettront de compléter les lacunes inévitables dans toute première – car il s'agit bien ici d'une première.
L'unité frappante de l'élément indien dans tous les parlers des Rroms indique sans conteste un espace d'origine peu étendu. Le maintien de cette langue pendant près de mille ans d'exil dénote un niveau élevé de culture au départ (le mot Rrom "1. membre de l'ethnie rrom; 2. mari, époux" vient d'ailleurs du sanscrit Rromba "percussionniste, musicien, bayadère, artiste"). De plus, les archaïsmes partagés par le rromani avec les langues de l'Inde et les innovations qui l'en distinguent font remonter la séparation aux environs de l'an 1000. La déportation massive de 1018 est le seul événement connu rendant compte de ces trois traits.
Une fois en Afghanistan, les Kannaujia furent incapables (ou refusèrent) de s'adapter à l'art musulman sunnite (même si leurs architectes y construisirent la plus vaste mosquée du monde de l'époque) et furent vendus à des notables du Khorassan, opulente partie nord du sultanat de Mahmoud. A la mort de celui-ci en 1030, des troubles éclatent dans la région et les notables s'allient dès 1040 avec les envahisseurs seldjoukides. Ils sont suivis de leurs ghulams, militaires non libres, en grande partie indiens de Kannauj qui, comme chez Strabon, combattent sans état d'âme, tout bonnement parce que c'est leur dharma – leur prédestination. Marchant vers l'Ouest, ils prennent Bagdad aux Bouyides en 1055 puis Manzikert (Malazgırt, près du lac de Van) en 1071 des mains des Byzantins. La majorité des envahisseurs seldjoukido-khorassano-indiens s'implante en Asie Mineure mais un contingent poursuit sur Jérusalem qu'il conquiert contre les Egyptiens fatimides (et chiites), soulevant un vent de panique qui atteint le Saint Siège. Le Pape Urbain II prêche alors la première croisade en novembre 1095. En juillet 1099, les Croisés font tomber Jérusalem, qu'entre temps, en 1098, les Egyptiens avaient repris aux Seldjoukides, chassant ceux-ci du commandement, mais gardant la troupe, appelée en latin d'époque Angulani – qui est l'adaptation de al-ghulami. La Gesta francorum précise curieusement que ces "Sarrasins" dits Angulani jurent sur tous leurs dieux ! Ces polythéistes sont donc indiens. Dans le massacre général que l'on sait, les Croisés ne distinguent pas les ethnies de la troupe et de l'état-major – si bien que les Indiens deviennent "égyptiens" [Aigypt(an)i], un nom qui restera accolé aux Rroms sous les formes de Gipsy et de Gitano, mais aussi de Yiftos en grec.
La majorité toutefois était restée en Asie Mineure, désormais sultanat seldjoukide de Roum (litt. "des Grecs"), où le persan était langue officielle tant pour les autochtones (Grecs, Arméniens, Kurdes, Alains etc.) que pour les nouveaux venus. Les Grecs locaux, qui avaient connu jadis la secte des Atsingani (VI-XIèmes s.), étendent par analogie le nom de Tsingani aux Indiens fraîchement arrivés. Le mot disparaît ensuite du grec local mais le grec administratif le transporte en Roumanie. Par ailleurs, Venise entamant des relations commerciales avec le sultanat de Roum, des groupes de Rroms rejoignent les enclaves vénitiennes de Chypre, la Crète, Nauplie, Méthone, les îles ioniennes et Raguse, puis sans doute Venise. Ils y colportent le nom d'Egyptiens, qu'ils perçoivent comme une simple traduction locale du nom de Rrom qu'ils se donnaient.
C'est au début du XIVème siècle, avec l'extension des Ottomans sur toute l'Asie mineure, que commence le second exode massif, celui qui devait conduire les Rroms dans toutes les terres européennes. Arrivés dans les Balkans, la majorité s'y implante, apportant des savoir-faire utiles aux populations rurales. Les autres entrent sur les terres de l'empereur Sigismond I, roi de Bohême et de Hongrie, qui leur délivre des sauf-conduits – ce qui les fait appeler "Bohémiens". Là encore une majorité s'installe dans le bassin carpatique et ceux qui poursuivent s'établissent aux abords de la Baltique. Tous continuent de se désigner comme "Rroms" entre eux et de parler le rromani – une langue avec quelque 900 racines indiennes, 220 grecques, 30 arméniennes et 60 persanes (intégrées en Asie mineure) mais enrichie par la suite de mots nouveaux, slaves, roumains ou hongrois, souvent pour désigner des réalités locales.
Pourtant une partie des Rroms continue de circuler, notamment vers l'Ouest, où des expulsions récurrentes et autres persécutions entretiennent le mouvement de leur population, donnant naissance à l'image du vagabond nécessiteux et importun. Certains restent des siècles dans les zones de langue allemande : ils se désignent comme Sintés (plus connus en France sous le nom de Manouches) et représentent environ 2 à 3% de l'ensemble; leur langue est si germanisée que l'intercompréhension avec les autres Rroms est quasi impossible (sauf pour des sujets simples de la vie quotidienne faisant appel à un vocabulaire réduit). D'autres, près de 10%, atteignent la péninsule ibérique et tombent sous le coup de mesures d'assimilation draconiennes : ils se désignent Kalés mais les autres les appellent Gitans. Ils perdent l'usage du rromani, considéré par les autorités comme langue du diable pour tromper les chrétiens et n'en gardent qu'une centaine de mots constituant un lexique de connivence, le kalò. Les autres, qui se reconnaissent sous le nom de Rroms, sont donc près de 90%, mais les Sintés et Kalés qui reviennent à ce nom ancestral sont de plus en plus nombreux, surtout en Espagne.
Avec l'extension de l'empire ottoman dans les Balkans, nombreux sont les Rroms qui franchissent le Danube à la recherche d'une vie meilleure dans les principautés de Munténie et de Moldavie. Or, ne possédant bien entendu pas de terre, ils font eux-mêmes office de "terre" en termes fiscaux et deviennent objet d'échange pour les revenus qu'ils apportent, ce qui les transforme de facto puis de jure en esclaves, achetés, vendus, offerts, troqués, joués au jeu, laissés en gage ou en héritage… Dépourvus de personnalité juridique, ils ne peuvent ester en justice, donc porter plainte et, pour leurs actes, ils sont sous la tutelle de leur propriétaire qui répond d'eux pénalement mais rend aussi sa justice sur eux. Celui-ci dispose à son aise de leurs pauvres biens, y compris enfants et famille – ce qui psychologiquement anéantit toute notion de projet de vie. Cet état de chose durera jusqu'en 1848, lorsque les révolutionnaires roumains abolissent l'esclavage – celui-ci sera presque aussitôt restauré par les occupants russe et turc et durera jusqu'en 1855 en Moldavie et 1856 en Munténie. Les anciens maîtres seront indemnisés mais des centaines de milliers d'affranchis se retrouveront à errer sans pain, terre ni toit. Beaucoup vont alors émigrer vers l'Autriche-Hongrie, la Russie et l'Occident – constituant une population longtemps mobile.
A travers ces siècles d'état sub-humain, les Rroms ont gardé leurs coutumes et leurs valeurs, leur organisation sociale (notamment la kris ou droit coutumier), leur langue et leur musique bien vivantes, leur identité et leur dignité mais ils ont perdu une bonne partie de leur culture orale. C'est dans ce contexte que le mot de grec administratif tsingan est d'ailleurs passé en roumain sous la forme ţigan et a pris le sens d'esclave. Bien moins nombreux que les Rroms, des membres d'une population autochtone latinisée de Serbie du sud (l'antique Moesia superior) sont venus comme les Rroms en Munténie, ils y ont été comme eux réduits en esclavage et ont donc été baptisés "tsiganes" – ce sont les ancêtres des Rudars ou Băieşi (Beás) et ils parlent moéso-roumain. C'est de Roumanie que le mot tsigane a diffusé un peu partout – compris comme ethnique alors qu'il désignait un statut.
Les Rroms des autres régions balkaniques et carpatiques furent pour la plupart relégués dans les milieux ruraux les plus arriérés, là où leurs professions étaient utiles, ce qui a très sévèrement dégradé leur héritage culturel, effaçant presque toute trace du patrimoine indien – sauf la langue. Un équilibre s'établissait avec les populations locales, qui certes rechignaient à fraterniser trop cordialement avec les nouveaux venus mais entretenaient avec ce mal nécessaire des relations de travail, voire de (bon) voisinage. Pourtant, les Rroms qui s'établissaient en ville, que ce fût en Autriche (puis Autriche-Hongrie), en Russie ou dans les pays baltes, et notamment les musiciens, gagnaient très vite le respect, voire l'affection de la noblesse. Tous les empires, par essence multiethniques, étaient bien plus hospitaliers que les États occidentaux qui se prétendaient "nationaux" (au sens ethnique). Autre différence radicale : le teint des Rroms passait inaperçu dans les Balkans, dont la population, sombre de peau dans l'antiquité, avait été éclaircie avec l'arrivé des Illyriens, des Slaves, des Grecs, des Daces, des Wisigoths etc. – mais aussi des Rroms. Au contraire, parmi les populations d'Allemagne et de France, puis d'Angleterre, leur teint les fait cataloguer de "noirs et laids" par des badauds simplets et crédules quant à la noirceur-laideur du diable et du péché. Il est remarquable d'ailleurs que l'ethnotype basané ait été source d'inspiration pour les peintres puis les photographes, qui de fait l'ont largement construit : il était en effet absent des premiers portraits (tapisseries de Tournai, Caravage, Boccacino et autres) mais il s'est peu à peu imposé jusqu'à la caricature dans le choix des artistes. Pourtant bien des Rroms sont très clairs, et ceci pas forcément dans le nord de l'Europe – ainsi dans le Kiskunság par exemple ! Le teint sombre provient au moins autant d'intermariages avec des autochtones des Balkans que d'un atavisme indien !
A leur arrivée, les Rroms sont d'abord bien accueillis en Occident, surtout par la noblesse qui soupçonne en eux des pairs chassés d'Orient et contraints à l'exil par une cause de force majeure. Puis vers l'an 1500 tout bascule : si les nobles entretiennent souvent avec eux des liens privilégiés, les hautes autorités de cour et d'Église laissent se perpétrer sans entrave toutes les violences plus ou moins inévitables de la populace contre les "noirs étrangers". C'est un signe d'encouragement pour les xénophobes. A ceci s'ajoutent des mesures d'assimilation forcée, de bannissement, de flagellation, de pendaison, de séparation des familles avec envoi des hommes aux galères et enfermement des femmes et des enfants dans des hospices – pour le seul "fait d'être bohémiens". La "Déclaration contre les Bohèmes" de Louis XIV en 1682 en est un exemple : seulement 3,2% des Rroms aux galères avaient commis un délit… Tout ceci va croissant, tout comme la violence populaire. En réalité si cette dernière éclate d'un bout à l'autre de l'Europe, ce n'est qu'en Occident qu'elle est doublée de répression d'État – et à ce titre le Sejm de Varsovie est très occidental avec son décret d'expulsion des "Tsiganes ou personnes inutiles"… L'inhumanité des persécutions s'accompagne bien souvent d'absurdité, comme lorsque sur le conseil de l'évêque Tablada, Ferdinand VI de Castille fait enfermer le 30 juillet 1749 tous les Gitans "race maléfique, odieuse à Dieu et pernicieuse aux hommes" – en ayant demandé l'aval du pape mais sans avoir prévu de suite à cette rafle : ni procès, ni locaux, ni alimentation…
A l'est de l'Europe, on observe des accès de violence, parfois meurtriers (en 1710 et 1782 en Hongrie, sur rumeur de cannibalisme), mais il ne ressort pas de la documentation conservée que la répression relève de l'appareil d'État – en effet, si les autorités tolèrent ces crimes, elles ne prescrivent pas non plus de persécutions – de son côté, l'esclavage institutionnel dans les principautés danubiennes était un mécanisme économique et fiscal, ne relevant pas de la répression proprement dite. C'est aussi en Occident que les Lumières ouvrent un nouveau système de pensée, qui se veut certes libérateur mais se fonde sur un modèle occidental unitaire des valeurs et considère donc les Rroms comme des dépravés : Diderot, l'abbé Prévost, l'abbé Mallet ne parlent guère que de gueux errants, de vagabonds et libertins, qui vivent de larcins et de filouterie, dont le talent est de chanter, danser et voler, déguisés sous des habits grossiers, qui se barbouillent le visage et s'inventent un certain jargon, de fripons qui volent et pillent… tandis que pour Voltaire, il s'agit de prêtres d'Isis dégénérés… Ce regard ne peut qu'encourager les souverains éclairés, comme Marie-Thérèse d'Autriche ou son fils Joseph II, à intervenir pour délivrer ces vauriens de leur état infâme, par exemple en retirant les enfants à leurs parents pour les confier à des villageois censés faire d'eux de "nouveaux paysans" – moyennant une allocation de 18 forints. Un premier rapt massif a lieu près de Bratislava le 21 décembre 1773 et un second à Studené le 24 avril 1774, mais c'est un échec : les enfants retrouvent le chemin de leurs foyers… Cette vision est générale puisque, pourtant bien loin des Habsbourg, un socialiste utopique, le fouriériste roumain Théodore Diamantis, va fonder en 1835 à Scăieni près de Ploieşti le deuxième phalanstère au monde, avec un personnel pour moitié rromani, projet établi sur la même perception raciste, qu'il exposera sans détours après l'échec de l'expérience dans une lettre de 1841. Les bonnes intentions conduisant à des perversions ne sont pas rares dans l'Histoire – comme dans l'actualité.
La compassion portée par l'impératrice d'Autriche à ses pauvres tsiganes stimulera l'intérêt des érudits. C'est en effet à cette époque que le premier vrai travail scientifique sur ce peuple paraît à Vienne : c'est l'œuvre du minéraliste et horticulteur slovaque Samuel Agoston, dit ab Hortis, qui publie en 1775 la découverte de l'origine indienne des Bohémiens. Bien des légendes entourent cet épisode : en réalité, selon au moins six documents antérieurs, les Rroms avaient souvenance de leur ancienne patrie, mais ils ne furent pris au sérieux que dans le contexte de la commisération habsbourgeoise et de la découverte, à l'autre bout du monde, de la parenté des langues indo-aryennes avec les langues classiques d'Europe, ce qui attisait l'intérêt pour tout ce qui avait trait à l'Inde. On raconte qu'un certain Vályi István aurait noté 1200 mots recueillis aux Pays-Bas auprès de condisciples malabarais (tout simplement indiens – en fait Sri-Lankais), mots que les Rroms de Hongrie auraient compris "sans embarras ni hésitation". Il s'agit bien sûr d'une légende et dans la réalité la fameuse découverte tient à tout autre chose : la confusion entre le nom des Sri-Lankais dans leur langue, Singhala, et le mot "tsigane" lui-même lors d'une conversation tenue en latin vers 1755 entre des Indiens et l'étudiant hongrois, sans doute un jeune Száthmár. La comparaison des vocabulaires, sur la base de lexiques écrits, n'interviendra que plus tard. Marsden, Rüdiger et d'autres arrivent chacun de son côté à la même conclusion, ce qui montre que l'idée d'une origine indienne était dans l'air et qu'elle circulait encore, au moins de bouche à oreille, entre les érudits. Grellmann tentera par la suite de s'approprier la paternité de la découverte, mais la mise à jour récente à Bratislava d'un exemplaire de l'étude de Samuel Agoston relativise son rôle. C'est aussi Grellmann qui, s'inspirant de similitudes trompeuses, rattachera les Rroms aux intouchables de l'Inde.
Avec le XIXème siècle, et dans le sillon des Lumières, tous les discours se chercheront une justification par la raison, de manière parfois authentique et parfois spécieuse. C'est l'époque où le racisme devient "scientifique", où l'indiscutable "supériorité européenne" et blanche triomphe. Bien entendu, l'anti-tsiganisme, nourri de nouvelles convictions, intègre le panthéon des évidences, avec les répercussions que l'on sait dans les pratiques policières. Ainsi la Bavière vote sa première loi nommément anti-tsigane en 1886 et dès 1889, il en est voté une par an. Une Zigeuner-Zentrale, destinée à combattre la "plaie tsigane", est fondée en 1899 à Munich et son directeur, Alfred Dillmann publie en 1905, sur commande de la Direction royale de la police, son sinistre Zigeuner=Buch : sous la forme d'un catalogue de près de 5.000 Rroms d'Allemagne, ce volume – vendu assez cher au lecteur, trace la voie aux nazis par son argumentation "scientifique" de la lutte contre la "douloureuse peste tsigane". En fait, l'argument essentiel est "l'absence de pureté raciale des Zigeuner". Dès le 20 mars 1885, la France avait de son côté organisé un recensement général des Bohémiens, prélude aux lois de 1889, 1897 et 1912 qui leur imposera un régime comparable à celui des repris de justice (carnet anthropométrique, visa hebdomadaire etc.). Il serait vain de détailler ici les mesures répressives des pays voisins mais leur rythme s'accélère un peu partout sous tous les prétextes de la raison : sécurité, hygiène, gestion des sols, prévention des délits etc… pour arriver de proche en proche à la déraison nazie. Or, nous avons ici une thématique qui dépasse et de loin le cadre de ce rappel historique. Non seulement le parti nazi, mais les autres aussi (à défaut d'un pluralisme d'opinion il existait un pluralisme formel), étaient largement d'accord pour débarrasser l'Allemagne des Rroms. Il s'agissait bien entendu d'une manœuvre pour capter les faveurs de la populace, hostile depuis longtemps à ce peuple, mais une contradiction théorique entravait les plans de persécution : en effet, l'origine indienne des Rroms associait ceux-ci à l'idéal racial aryen imaginé par les nazis. Pour dépasser cet obstacle, la propagande reprit donc l'allégation de Grellmann, martelée par les Britanniques depuis leur invasion de l'Inde, et selon laquelle les Rroms auraient été issus d'intouchables indiens, donc de non-aryens. Pourtant, cette thèse ne convenait pas à Himmler qui croyait en l'existence de Zigeuner de "race pure" et fit signer par le SS-Gruppenführer Arthur Nebe en octobre 1942 une ordonnance de protection de ces derniers – en l'occurrence le groupe des Laleri de Prusse, dont le nom signifie en rromani "muets" et n'est autre que l'adaptation de l'ethnonyme slave niemiec, nemac, d'où német "allemand"; malgré leur caractère de Zigeuner allemands de race pure, ils furent finalement massacrés. On le voit, l'accusation de Dillmann sur l'impureté raciale des Rroms, souillés de sang tchèque, était un prétexte de rechange des nazis pour justifier le génocide et les Mischlinge ou métis étaient particulièrement pourchassés. Enfin, les "recherches sur l'hygiène raciale" des pseudo-médecins nazis rejoignaient les insultes candides des Lumières, faisant des Rroms des parasites et des délinquants – ajoutant au tableau que leur atavisme rendait vaine toute éducation.
Pour ce qui est du sort du demi million de Rroms directement assassinés et des survivants broyés à vie, peu de chose le distingue de la Shoah des Juifs. Rappelons ici que pratiquement tous les pays d'Europe ont participé, d'une manière ou d'une autre, au Samudaripen, le génocide des Rroms.
Après guerre les pays de l'Est rejoignaient l'Union soviétique, et avec elle son idéologie ambiguë sur les Rroms : d'une part une certaine reconnaissance de la langue et de l'identité de ce peuple – quoique de manière peu réaliste, d'autre part le traitement des Rroms comme un résidu des plaies du passé, appelé à disparaître avec la victoire du socialisme sur terre. Quoiqu'il en soit, ces pays héritaient d'une certaine acceptation des Rroms, meilleure qu'en Occident, ce qui facilitait à ces derniers l'accès à l'instruction et à l'affirmation sociale – dans un contexte égalitaire qui jugulait le plus gros du racisme. Des exactions ont été perpétrées contre les Rroms : on pense aux bains forcés en Hongrie, au démantèlement des quartiers rroms en Bulgarie, aux entraves spécifiques à la circulation en Pologne, à la mise en longue maladie fictive des ouvriers rroms en Tchécoslovaquie pour les écarter de la société, mais dans l'ensemble les Rroms ont partagé le sort de la population majoritaire des classes simples – bénéficiant parfois de la même discrimination positive. Tout change avec la chute de ces régimes et ce qu'on appelle la "transition". Les Rroms catalysent alors la violence et le racisme résurgents. Dans les années '90, les terres sont restituées aux anciens propriétaires, ces paysans qui avaient fait leur exode vers les centres industriels du communisme. Or les Rroms ne possédaient rien avant guerre et ils se retrouvent sans terres ni travail agricole, ayant perdu leurs anciens métiers – en tout état de cause inadaptés à la nouvelle économie, sans formation et rejetés de l'emploi, des logements, du système de santé, des prêts pour monter une entreprise etc… tout cela par des mécanismes forts subtils d'exclusion – bien cachée sous des protestations de compassion à leur égard et dans un système de corruption généralisé qui gangrène tout particulièrement les ONG, longtemps considérées au-dessus de tout soupçon. Malgré tout, ce n'est pas partout l'enfer et nombre de Rroms vivent bien dans ces pays : on pense à ceux qui poursuivent une vie "normale" acquise à la faveur du communisme mais aussi à ceux qui, comme les Gabors de Roumanie, conjuguent traditionalisme assumé et activité commerciale de type moderne. Une bonne moitié des Rroms vivent bien – mais on les voit peu. Les plus visibles sont les plus exclus, d'autant que l'approche du tout social accuse les traits négatifs de cette population et renforce le cercle malin de l'exclusion. Le gaspillage inutile de millions d'euros, dans des programmes conçus sur le papier sans connaître la réalité de terrain et donc voués d'avance à l'échec, induit des réactions de colère dans la population majoritaire, laquelle se débat elle aussi dans un système sans pitié et ne vit pas toujours mieux que ceux qui sont censés profiter des subsides – mais dont une infime partie leur parvient. Il ne s'agit donc pas de la fatalité d'une ethnie "éternellement détestée" comme le prétendent les médias, mais des conséquences d'un refus institutionnel de déconstruire la perception hostile, hélas humaine et en partie importée d'Occident, que les autres peuples ont des Rroms, voire d'identifier ce sujet tabou. Au lieu de le reconnaître, de l'analyser et d'élaborer sur cette base une stratégie de "réhabilitation" des Rroms qui, si elle était voulue, ne prendrait guère plus de temps que les campagnes visant à modifier le comportement au volant ou l'usage public du tabac, instances européennes, gouvernements, fondations et ONG ont longtemps misé sur des projets sociaux à court terme – rythmés selon le temps électoral et non celui des changements sociétaux. Le problème reste grave, non pas tant en raison des violences locales, indéniables, mais bien plus d'une certaine tolérance institutionnelle à des réminiscences de discours d'avant-guerre, de l'imposition dans le domaine rrom de normes dont on a ailleurs observé l'échec, de la distance (physique et mentale) entre les décideurs et la réalité de terrain, d'une confiance exagérée dans des "leaders" rroms, plus ou moins autoproclamés. Ces derniers sont eux-mêmes bien des fois déconnectés du milieu rrom, auquel ils sont souvent moins loyaux (parfois sans même s'en apercevoir) qu'ils ne sont soumis aux directives de l'establishment – allant jusqu'à des attitudes anti-tsiganes déguisées. Mais tous les peuples ne souffrent-ils pas de leurs petits chefs ? A ceci s'ajoute l'illusion, naïve ou contrefaite, que l'antitsiganisme serait globalement moins présent chez les Rroms que chez les autres ; hélas, ce racisme, toutes formes confondues, est fort bien partagé par tous...
Il faudrait bien plus d'espace pour parler de la contribution rromani à l'Europe du passé et celle d'aujourd’hui, en termes non seulement de musique, mais aussi de remise en question de fausses évidences qui entravent la pensée dominante, de création littéraire et plastique, de stratégie de liberté vis-à-vis de toute territorialité, de médiation plutôt que de décisions autoritaires dans les conflits, de relation au travail valorisé en fonction du résultat et non de formalités routinières, de perception du temps, de l'humour et des liens affectifs – pour ne citer que les plus manifestes des traits qui se dégagent de la culture rromani d'aujourd'hui. Il est certain que mettre l'accent sur ce que des Pouchkine, des Tolstoï, des Arany Janos, des Budai-Deleanu, des Cervantès, des Tuwim, des Palamas et bien d'autres génies ont compris de cette culture serait bien plus fécond à terme que les systèmes mécaniques d'assistanat, dont on constate qu'ils aggravent le plus souvent la situation de ceux qu'ils avaient vocation de secourir. De même le mouvement politique rrom, même s'il est parfois discutable, voire manœuvré à l'occasion par des groupes extérieurs, aurait sans doute mérité d'être traité comme partie intégrante du présent aperçu historique et si nous y avons renoncé, c'est qu'une telle approche aurait exigé trop de détails et d'informations préliminaires. Mais les débats, les échanges et les films prévus dans cette manifestation commune permettront de compléter les lacunes inévitables dans toute première – car il s'agit bien ici d'une première.
Sujets similaires
» L’étrange histoire des Roms musulmans de Bosnie-Herzégovine
» Histoire et origines des Tsiganes et des gens du voyage par Elisabeth Clanet die Lamanit (version intégrale)
» Arrivée des Rroms en Europe
» Šaban Bajramović : le Frank Sinatra des Rroms
» Origine des différents termes désignant les Rroms (à compléter)
» Histoire et origines des Tsiganes et des gens du voyage par Elisabeth Clanet die Lamanit (version intégrale)
» Arrivée des Rroms en Europe
» Šaban Bajramović : le Frank Sinatra des Rroms
» Origine des différents termes désignant les Rroms (à compléter)
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum